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Qui fume la moquette et qui nous enfume ?

S’appeler Kevin n’est pas anodin. C’est le prénom masculin le plus donné en France entre 1989 et 1996, constate un directeur de département de l’IFOP à la télé. La carte de France des Kevin et celle de l’adhésion au Rassemblement national se superposent si bien qu’on est d’accord pour y voir une corrélation évidente, sur le plateau télé. Le sujet, affiché en bandeau à l’écran, c’est un livre choc sur la dislocation française. Les invités parlent de l’entre-soi. Dans les catégories aisées de la population, on confie plutôt ses enfants à l’enseignement privé. Les fils de riches et les fils de pauvres se mêlent rarement. Le phénomène s’accentue. Pour résumer, "les interactions entre les catégories aisées et les autres ont tendance à se raréfier".

Sur les plateaux télé, c’est la même chose. Pendant quelques semaines, on a vu des gens qui n’étaient ni des politiciens, ni des journalistes, ni des "experts". C’étaient des "gilets jaunes". On leur a donné la parole. On s’est rendu compte qu’ils en faisaient un usage inédit, proprement inouï dans ces lieux habituellement réservés à l’entre-soi médiatique. Puis on a décidé de ne plus les inviter. On se contente maintenant de commenter, si possible, la stagnation ou le repli du mouvement des "gilets jaunes" de samedi en samedi, et de déplorer le désordre, les dégradations et les violences que génèrent les manifestations hebdomadaires.

Pourtant, pendant quelques semaines, on a vu des reportages. On suivait les journalistes sur les ronds-points où les "gilets jaunes" avaient installé leurs quartiers généraux. Parfois on entrait dans leurs maisons, sur leurs lieux de travail. On s’est promené en France. J’étais malade, en arrêt, immobilisé chez moi, j’ai beaucoup regardé la télé, comme un Kevin. On voyait de jeunes journalistes avec de gros micros, des doudounes ou des capuches fourrées qui faisaient la chronique d’un mouvement sans hiérarchie, sans  statut légal, sans déclaration en préfecture ni comptes certifiés. On ne savait pas à quel rond-point se vouer, et, dans les rassemblements parisiens, il fallait éviter les coups. Les caméras faisaient des travellings le long des voitures cramées et des vitrines de magasins défoncées. On constatait les dégâts, on déplorait le manque-à-gagner à l’approche des fêtes de fin d’année.

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Un jour, on a considéré que les "gilets jaunes" avaient obtenu gain de cause. En effet, le gouvernement avait peu ou prou augmenté le salaire minimum et ne taxerait pas davantage les carburants. Mais cela faisait déjà deux mois que les "gilets jaunes" se mobilisaient, s’informaient, se concertaient. Ils avaient fait leurs armes avec ces deux revendications, et maintenant ils en demandaient davantage, remettaient en cause les fondements de notre démocratie et voulaient toujours plus d’égalité. En finir avec l’oligarchie et la ploutocratie. En finir avec l’entre-soi. En finir aussi avec le carnaval des dimanches électoraux où il faut choisir entre dire merde au système et soutenir malgré soi le candidat du système.

Les médias du système tournaient en rond. Ils se concentraient sur quelques "figures" parmi les "gilets jaunes", celles qui étaient apparues comme les plus représentatives d’un soulèvement qui ne voulait pas de représentants, autant de têtes à couper, donc, qui furent coupées de fait car remises en cause par les leurs, voire énucléées par les forces de l’ordre équipées de lanceurs de balles de défense. Les médias du système avaient aspiré à une discipline jaune, à la formation d’un parti jaune, à la constitution d’une liste électorale jaune en vue des prochaines élections européennes. Ils se l’étaient même servie sur un plateau télé, louant l’équanimité, la détermination et la rousseur d’une tête de liste qui s’était aguerrie "en région". Mais très vite on n’en parla plus. On avait compris que le dimanche 26 mai, le match se jouerait entre le parti d’Emmanuel et celui de Jordan.

Les samedis continuaient de charrier des colères jaunes à coups de vitrines brisées, de voitures brûlées et d’insultes à l’encontre du gouvernement. Ce que l’on ne voyait pas à la télé, c’était la liesse. Il fallait s’informer sur des médias parallèles pour le savoir. La fameuse scène du transpalette éventrant la porte du porte-parolat du gouvernement avait été joyeuse, d’abord joyeuse. Je continuais de suivre les chaînes dites d’information continue, mais j’avais écouté toutes les interviews de ThinkerView, lu LundiMatin, consulté fréquemment Acrimed et apprécié les propositions d’Étienne Chouard pour que le peuple devienne "constituant". Juan Branco a achevé de me convaincre que les grands médias sont à la solde du gouvernement. Si Xavier Niel avait décidé qu’Emmanuel Macron serait président dès 2014, Libération continuerait de prôner l’aliénation, s’il le fallait.

Hier. Entre soi, à la télé, on se gausse : "Ah ah, c’est la sensation du jour, l’ONU fait la leçon à la France sur la crise des gilets jaunes. Le monde a-t-il perdu sa boussole ?" L’animateur pose ainsi les termes du débat : "La France sermonnée, admonestée par l’ONU, est-ce dans l’ordre des choses ou est-ce irréel ?" Ce n’est pas sérieux : ce n’est pas sérieux de mettre la France au milieu d’une liste de dictatures. On s’amuse : "Est-ce qu’ils fument la moquette, à l’ONU ?" Nous en sommes là. Déni. Pendant ce temps, les quatre chaînes d’information continue retransmettent un débat dans lequel le Président de la République est interpellé par un collégien : "Je voudrais savoir ce que vous entendez par écologie puisqu'encore aujourd’hui, des usines peuvent déverser leurs déchets dans la mer, que des pesticides polluent nos sols et donc notre alimentation, qu’en Europe, 20 000 tonnes de déchets électroniques sont envoyés au Nigeria, et que les déchets plastiques envahissent nos océans et notre planète. Quand est-ce que vous allez réagir ? Vous en avez le pouvoir. Et puisque c’est l’argent qui nous a amenés à négliger l’écologie, pensez-vous qu’on pourra acheter une deuxième planète avec de l'argent ?" Le Président répond rapidement au jeune Charlie, avec bienveillance. Il ne peut pas changer la situation du jour au lendemain. Principe de réalité. Et puis, l’argent, ce n’est ni bien ni mal. L’argent, cela permet d’agir.

Je vais sortir mes poubelles. Un mois que je ne l’ai pas fait. Pas grand-chose à jeter. J’achète tout en vrac ou d’occasion. Plus d’emballages, presque plus, plus d’étiquettes, plus de marques. Je sais bien que tout va bientôt s'effondrer. Tout. Avec mon argent, je vais changer de vie, pour le reste de ma vie, la montagne peut-être, de l’eau de source directement à la source, de bonnes fréquentations poétiques, des nuits repeuplées.

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